1999 /// Les livrimages /// par Vincent Baby

Texte initialement paru in Véra Molnar, Inventaire 1946-1999, Preysing Verlag

« Il s’agit d’une chasse; on y harcèle parfois le même raton laveur au pied de plusieurs arbres, parfois plusieurs ratons laveurs près du même arbre, il arrive même qu’il n’y ait aucun raton laveur. » Nelson Goodman [1]

Le mot « livrimage » est l’un des néologismes curieux du vocabulaire de Véra Molnar mais, comme chacun des mots inventés par l’artiste, il devient rapidement irremplaçable pour nommer avec justesse le concept plastique et idéel qu’il recouvre. De la même manière que l’on comprend immédiatement la signification des termes « Molnart » et « Molndrian », on est vite convaincu de la pertinente adéquation terminologique mise en oeuvre dans l’union de deux mots que tout le poids des usages et de la tradition avait jusque-là tolérés dans une relation de voisinage policé mais refusés dans la perspective d’une union symbiotique.

Véra Molnar, prévoyant les errements spéculatifs liés à son invention linguistique, éclaircissait ses intentions dans un texte (inédit) daté du 1er mars 1973:

« Livrimage » ? Encore un mot nouveau, barbare de surcroît. Il ne figure dans aucun dictionnaire. Que signifie-t-il ? C’est une contraction, une réduction par soudure de deux éléments linguistiques: livre et image, comme est contraction l’objet lui-même. Une suite d’images qu’on peut feuilleter, comme un livre, mais qui ne se lit pas: il se regarde. On n’y trouve ni sujet, ni histoire dans le sens littéraire du mot. Des images se produisent, se suivent, s’expliquent, se développent, se détruisent, se refont, se renouvellent. Mais tout cela n’est pas de la littérature, n’est pas un discours. Que des images. Des images qui ne peuvent être remplacées ni par des mots, ni par des structures logiques, ni par des formules mathématiques; c’est d’ailleurs le trait caractéristique de tout art visuel.

Outre la complexité introduite par la mixtion linguistique, le terme adopté par Véra Molnar vient s’inscrire contre l’usage dénominatif standard appliqué aux créations artistiques utilisant le livre comme support, banalisé sous le vocable générique de « Livre d’artiste ». En effet, le choix de ce couple de mots ne permet pas de lever de multiples ambiguïtés dont deux nous semblent particulièrement contraires à la démarche générale de l’oeuvre de Véra Molnar. D’une part, conserver le mot « livre » dans son intégrité ne permet pas d’échapper au magnétisme, à l’autorité de la Littérature qui occulte toujours (plus ou moins consciemment) l’image au profit du texte, reléguant la première au rôle d’illustration du second. Et, d’autre part, les termes « art » et « artiste » étant pratiquement bannis du vocabulaire de Véra Molnar et remplacés par ceux d’ « images » et de « peintre » -voire de « fabricante d’images »- il s’avérait peu probable que sous forme de livre, l’Art ressurgisse dans une oeuvre vouée au renouvellement du concept même de ce dernier. Pour -au moins- ces deux raisons, Véra Molnar ne réalise pas de « livres d’artiste » mais élabore des « livrimages ».

Conscient que notre exercice critique, paradoxalement, vient séparer ce que Véra Molnar s’emploie à concilier puisque, à l’évidence, le lecteur de ces lignes n’est pas confronté aux oeuvres elles-mêmes mais à un discours qui s’en empare et s’en distancie, nous formulons la requête que nos phrases sitôt lues soient oubliées et remplacées par le désir, et son assouvissement, de feuilleter les livrimages de Véra Molnar.

Nous ne proposons donc ici qu’une approche, parmi beaucoup d’autres possibles, qui ne saurait se substituer à la prise en main véritable des livrimages et, « à la recherche de faits », comme ne cessait de le demander François Molnar dans ses écrits [2], nous tenterons d’aborder le travail de Véra Molnar à partir des prémisses d’un schéma logique emprunté à Wittgenstein:

1.1- Le monde est l’ensemble des faits, non pas des choses.

2.- Ce qui arrive, le fait, est l’existence d’états de choses.

2.0141- La possibilité de son occurrence dans un état de choses constitue la forme de l’objet.

2.0251- l’espace, le temps et la couleur (la coloration) sont des formes des objets.

3.144- On peut décrire, non pas dénommer des états de choses.

3.221- Je ne puis que nommer les objets. Les signes les représentent.

3.328- Si un signe ne sert à rien, il est dépourvu de signification. [3]

Ce qui nous conduit à proposer le constat suivant:

Véra Molnar dessine, peint, trace, programme des images -c’est un fait.

Ce fait implique des modifications d’états de choses -que je peux décrire.

Il en résulte une production d’objets -que je peux nommer.

Ces objets ont une forme -que je peux discerner.

Mais, si les signes représentent les objets et qu’un signe ne servant à rien est dépourvu de signification, alors les images de Véra Molnar sont dépourvues de messages signifiants -ce qu’elle revendique:

« Dans mon travail

il n’y a pas

d’ingrédients de nature

symbolique

métaphysique

mystique

il n’y a pas

de message

aucun message

ni de raton laveur » [4]

Cette situation, si elle s’avère très frustrante pour les mystagogues, les psychanalystes et les critiques d’art en quête d’essence et de transcendance, ne doit pas inquiéter les autres catégories d’individus et parmi eux, sûrement la plus grande: ceux qui ont des yeux pour voir.

Que voyons-nous alors en feuilletant les livrimages de Véra Molnar ? Que pouvons-nous décrire, dénommer, discerner ?

Quatre catégories se dégagent à partir de quatre récurrences formelles de base:

-Les Quadrilatères (dont deux branches sont elles-mêmes à différencier: les Carrés concentriques et les « Aventures » de carrés)

-Les Lignes (dans lesquelles ces dernières ne s’organisent jamais en une autre structure plus prégnante. Il est évident, sinon, que tous les livrimages sont composés de lignes, voire de points…)

-Les Lettres (envisagées selon leur mimétisme cursif ou leur emploi littéral)

-Les « Contrecarrés » (par analogie avec les « Contre-reliefs » de Tatline ou les « Contre-compositions » de Van Doesburg, ce sont des figures linéaires irrégulières dérivées le plus souvent du carré mais comportant des courbes)

LES QUADRILATERES / CARRES CONCENTRIQUES

« Véra Molnar »

197453

[Couverture bleue et noire, reliure rouge, 21 x 23 cm, 20 exemplaires, 1974] est constitué de 19 feuillets photocopiés comportant des images sur les « belles pages ». La première image et la dernière sont identiques et présentent une structure de 30 carrés concentriques.

Le principe général de ce livrimage consiste en une distorsion des carrés selon plusieurs modes:

-6 images ne comportent rigoureusement que des carrés mais un ou plusieurs désobéissent à la régularité homocentrique par le déplacement aléatoire de leurs sommets.

-4 images voient les carrés se fausser en un ou plusieurs quadrilatères irréguliers mais, contrairement aux images précédentes, s’organisent à partir du point axial défini par le centre du feuillet carré.

-7 images ne comportent plus uniquement des quadrilatères mais respectent la construction de l’ensemble suivant le rapport concentrique. Tous les carrés se transforment en polygones irréguliers aux segments désordonnés et pour une part curvilignes.

« Le 15ème »

197451

[Portefeuille de papier cartonné blanc, 18 x 18 cm, 1 exemplaire, 1974] comprend 15 feuillets libres, photocopiés sur une face, reprenant le motif de base de « Véra Molnar » élaboré la même année. Une image est donc semblable à deux figures de ce dernier livrimage: celle présentant 30 carrés concentriques. Les 14 autres font apparaître 29 carrés concentriques et un quadrilatère irrégulier, le « 15ème » dans une direction de comptage centrifuge. Les variations n’affectent donc qu’un quadrilatère par image selon une programmation qui en fixe aléatoirement les quatre sommets.

« Un pourcent de désordre »

198001

[Portefeuille de papier cartonné blanc, 17 x 17 cm, édité à 500 exemplaires par Wedgepress & Cheese, Malmö (Suède), 1980] Edité en 1980, ce livrimage partage une parenté évidente avec les deux précédents et fut conçu durant la même période. Le tableau « 1% de désordre avec 2 gris » daté de 1974 en atteste. [5]

Ce livrimage est accompagné d’un court texte de Véra Molnar qui n’en fait pas intrinsèquement partie comme elle a pu le préciser: « Ces textes ne sont ni des explications, ni des illustrations des images, comme les images, à leur tour, ne constituent une exégèse plastique du texte. Ce sont deux démarches indépendantes qui forment, tout au plus, un contrepoint ». [6]

Véra Molnar: « Une image est une portion limitée de surface, contenant des événements plastiques -lignes, formes, couleurs- répondant à un certain ordre qui varie entre le désordre total et l’ordre parfait. Au cours de plusieurs années de recherche, assistée par ordinateur, j’ai pu constater que, pour mon goût, plus le désordre est petit, plus la beauté plastique de l’image augmente. Il faut cependant un peu de désordre. 1%, par exemple. Comme dans ce livre. Voici 20 images, sans numérotation. Vous déciderez vous-mêmes de leur succession. Il vous appartient aussi de les tourner et de changer le sens de chacune d’elles de quatre manières différentes. Avec ces 20 images, vous pouvez constituer 2675004047229796708138352640000 suites d’images, toutes différentes. Essayez. Alors vous apparaîtra la richesse inimaginable de toute création plastique qui se veut systématique ».

Ce livrimage est donc constitué de 20 images toutes élaborées à partir d’un même système modulaire. De quelque manière que l’on tourne l’image, ce qui est à voir demeure la structure carrée, de 5 x 5 carrés composés chacun de 10 carrés concentriques, perturbée par la disparition aléatoire de 2 ou 3 de ces carrés concentriques (2 ou 3 carrés représentent environ 1% d’une structure de 250 carrés). Cette modification minimale de l’ensemble affecte notre perception de manière sensible et paradoxalement nous prouve qu’un système qui pourrait apparaître de prime abord insupportablement coercitif se révèle être le moteur d’une investigation visuelle quasi illimitée.

LES QUADRILATERES / « AVENTURES » DE CARRES

« Love-story (à l’ordinateur) »

197452

[31 photographies (17 x 17 cm) marouflées sur carton, maintenues entre-elles par des rubans adhésifs sous la forme d'un "accordéon" à plis variables, 17 x 34 x 3 cm (replié), 1 exemplaire, 1974] est une oeuvre un peu à part dans la production de livrimages de Véra Molnar. L’importance de son volume et la particularité de sa construction favorisent en effet une manipulation qui amène spontanément à déployer ses différentes faces, non pas selon les gestes de lecture habituels, mais dans un comportement de jeu « spatialisé ». Ce livrimage acquiert alors toutes les caractéristiques d’un « livrobjet » qui, posé sur une table, impose ses qualités tridimensionnelles. Le regardeur a donc toute latitude de privilégier la diachronicité d’une lecture faisant se succéder une image après l’autre ou d’envisager synchroniquement les images en un tout objectal.

Les 31 images, variations sur le thème de la rencontre de deux carrés aux arêtes blanches s’interpénétrant sur fond noir, nous proposent la situation d’une danse de figures géométriques dont les mouvements séquentiels obéiraient selon Jacques Mayer aux règles musicales « d’une ‘fugue’, c’est-à-dire comme une composition dans laquelle un thème et ses imitations successives forment plusieurs parties qui semblent se fuir et se poursuivre l’une l’autre ». [7]

« Rien n’est changé; tout change »

197454

[Livrimage plastifié, première de couverture argentée, quatrième de couverture orange comme toutes les "fausses pages" intérieures, reliure rouge, 21,5 x 23 cm, nombre d'exemplaires inconnu, sans date] possède 13 feuillets et s’apparente fortement aux 6 feuillets de « Véra Molnar » (1974) dont les caractéristiques étaient de comporter des carrés « sortis » du système homocentrique mis en place. Dans « Rien n’est changé; tout change« , le nombre des carrés a diminué pour se fixer sur le choix de la douzaine et la surface occupée par les figures n’occupe plus que le centre d’un neuvième de feuillet. Comme dans la plupart de ses livrimages, Véra Molnar se livre à une mise en abîme du carré qui se traduit ici par la présence de 12 carrés de tailles différentes formant par leurs imbrications la silhouette d’un autre carré, lui-même inscrit au centre d’un feuillet carré. A bien y regarder, on s’aperçoit que les 12 carrés possèdent entre eux le même rapport de tailles que les carrés concentriques et que si l’on cherchait à remettre un certain ordre dans la composition, par des translations simplement horizontales ou verticales, on reconstituerait l’imbrication gigogne des carrés des trois premiers livrimages mentionnés plus haut.

Les structures axiales et symétriques du Minimalisme, dont l’argument est d’échapper à toute subjectivité compositionnelle, sont ici dépassées par Véra Molnar qui les abandonne pour créer une nouvelle tension visuelle. Comme le rappelle E.H. Gombrich, « C’est toujours une rupture de l’ordre qui attire l’attention. Mais il peut y avoir une série de ruptures de l’ordre et, dans ce cas, vous avez un ordre qui se reconstitue à un niveau supérieur. » [8] ou comme le dit fort bien le titre du livrimage: « Rien n’est changé; tout change ».

LES LIGNES

« Computer-Torah »

197614

[Feuille de papier calque (29,3 x 273 cm) enroulée sur deux tiges composites (42 x 1,1 (diamètre) cm), 2 exemplaires, 1976] est composé de dix bandeaux identiques (2,4 x 260 cm) accolés dont le modèle consiste en une déstructuration d’un module de carrés concentriques incomplets programmée algorithmiquement pour que ce dernier se dissolve en longues lignes parallèles. Le livrimage est accompagné de la définition de la Torah donnée par le dictionnaire « Le Robert », dont nous retiendrons: « Mot hébreu, ‘doctrine, enseignement, loi’ (…) Nom que les Juifs donnent au Pentateuque, et plus spécialement à la loi de Moïse (…) Rouleau de parchemin enroulé autour de deux baguettes, portant le texte du Pentateuque copié à la main, selon des rites stricts. »

Livre des livres, le Livre par excellence est convoqué ici par Véra Molnar pour être interrogé et transposé dans le domaine esthétique. Si le livrimage qui en découle conserve les attributs formels d’une Torah -rouleau enroulé autour de deux baguettes- il en évacue les connotations religieuses, spirituelles et symboliques pour se focaliser sur les conditions de sa lecture. En effet, fidèle au sens de lecture de droite à gauche de l’hébreu, « Computer-Torah« , contrairement à la plupart des livrimages, nous invite à suivre un chemin précis de regard (écho des « rites stricts » ?), celui qui partirait des structures géométriques les plus ordonnées (à droite) pour s’achever, au fil de leurs métamorphoses, en plages linéaires (à gauche). Ce sens de lecture, début de tout sens pour le lecteur de la Torah, est renforcé par la proximité formelle de la première lettre hébraïque du Pentateuque (le Beit: beth ) [9] et du carré qui se désagrège en perdant un de ses côtés (  ). Si le religieux, initiant une lecture de la Loi, a en tête qu’ »Au commencement Dieu créa le ciel et la terre », le regardeur de « Computer-Torah » peut lui substituer la pensée qu’ « Au commencement était le Carré ». Et l’entropie de faire le reste: le Monde comme il va, et les carrés mutant en lignes…

« Saccades »

197708

[Première de couverture en papier cartonné glacé blanc, quatrième de couverture en carton blanc, reliure blanche, 21,5 x 30 cm, format à l'italienne, 1 exemplaire, 1977] contient 8 feuillets de papier calque sur lesquels sont disposées parallèlement des lignes à l’aide d’une table traçante, programmée pour reproduire des dessins élaborés en 1972. Au centre de chaque feuillet, sur une surface rectangulaire d’environ 6 x 19 cm, des lignes horizontales sont interrompues, plus ou moins aléatoirement et sur une longueur plus ou moins longue, par un espace qui brise leur continuité.

L’ordre linéaire est donc soumis à des ruptures, des « saccades », dont la somme sur chaque feuillet provoque un « événement plastique » toujours différent: sensation d’ordre / désordre, inversion fond / forme, regroupement / dissociation, prégnance des parties ou du tout, etc. La richesse visuelle de ce livrimage est d’autant plus étonnante qu’elle ne repose que sur les variations (minimales) de trois éléments: le nombre de lignes par feuillet (16, 31, 38, 61), la longueur de la saccade (de 1 à 46 mm) et la localisation de la saccade sur la ligne (logarithme incluant des choix de nombres aléatoires).

« 10 points »

197901

[Couverture cartonnée blanche, reliure noire, 20 x 30 cm, 1 exemplaire, 1979] comporte 19 feuillets dont les tracés occupent l’espace central de chacun d’entre eux sur une surface de 14,6 x 20 cm. L’ensemble des images est obtenu par de multiples variations à partir d’un module de base. Ce dernier est une organisation de 10 points ainsi disposés:

.    .

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Les points du module, régulièrement espacés (3,65 cm les séparent en hauteur et 1,8 cm en largeur) lorsqu’ils sont reliés par des segments de droite, forment des figures intégrant donc des lignes horizontales, verticales et diagonales (8 inclinaisons possibles pour ces dernières).

Deux types de variations agissent alors comme principes opérateurs et fournissent à ce livrimage les possibilités exploratoires de nouveaux champs d’investigation visuelle. D’une part, le nombre de lignes par module (entre 3 et 9), aléatoirement désigné, modifie à chaque feuillet les rapports que les figures entretiennent entre elles; d’autre part le nombre de modules convoqués génère une approche perceptive à chaque fois renouvelée. On notera, par exemple, que sous le seuil de 11 modules, ces derniers sont séparés par un espace blanc qui en permet une lisibilité totale, alors que passé ce seuil, les modules se chevauchent et entraînent des interférences. Les images deviennent très complexes lorsque 22 modules (et plus) sont en jeu et l’on remarquera le cas particulier des situations où les modules se retrouvent « en phase » ce qui n’est pas sans rappeler un certain mode de composition musicale.

Le « paradiddle » (figure percussive élémentaire) de « Phase patterns », composé par Steve Reich en 1970, fonctionne comme le module de « 10 points » et permet à l’auditeur, comme il permet au regardeur du livrimage, de se détacher « graduellement de certaines figures qui retiennent plus particulièrement son attention, (…)[pour] en distinguer et même en ‘espérer’ beaucoup d’autres qui ressortiront à leur tour de l’ensemble ». [10]

« Promenades (peu) aléatoires dans le désert »

197902

[Couverture marron, reliure transparente, 21,4 x 30 cm, 1 exemplaire, 1979] propose, en 18 feuillets utilisés sur les surfaces entières des « belles pages », 18 « random walks ».

Pratique classique de l’art informatique [11], la « promenade aléatoire » est l’expression archétypale de l’art permutationnel qui s’affirme par une exploration systématique d’un champ de possibles défini par un algorithme.

Ici, l’aventure, qui se renouvelle de page en page, est celle d’une ligne hésitante, changeant souvent de direction, revenant sur ses pas, se heurtant aux bords du feuillet, zigzaguant, titubant, claudiquant et s’arrêtant net au bout du compte, n’importe où, comme épuisée après ses errements dans le désert blanc du papier.

« Infinit broken line »

199620

[Portefeuille de papier cartonné glacé rouge, 13,5 x 14 cm, 1 exemplaire, 1996] se déploie en une structure en accordéon proche de celle de « Love-story » mais en diffère néanmoins sur plus d’un point. Bandeau de papier cartonné blanc de 14 x 92,4 cm, plié régulièrement en six endroits afin de s’articuler en sept carrés par face, il est imprimé d’une unique ligne noire continue et se refermant sur elle-même. Cette ligne parcourt donc 14 stations en développant dans chacune un motif anguleux selon un double mouvement hélicoïdal.

Entrelacs chaotiques ? Grecque « saoule » ? Labyrinthe déstructuré ? Cette forme, convoquée par chaque feuillet du livrimage, et dont Véra Molnar nous offre ainsi quatorze variations développe une structure qui, à défaut d’être conforme aux critères d’une bonne Gestalt, possède un pouvoir de séduction visuelle dont nous ne saurions expliquer la cause si ce n’est le long et patient travail expérimental de son auteur.

Quant à l’aspect « brisé » de la ligne, il ne traduit pas l’utilisation d’un matériel informatique déficient, mais correspond au goût de Véra Molnar dans les années 90 de constituer des lignes avec des (petits) carrés: manière de renverser avec ironie sa pratique de faire des carrés avec des lignes !

LES LETTRES

« F-pictures »

198002

[Couverture de papier cartonné glacé blanc, reliure transparente, 9,3 x 10 cm, 2 exemplaires, 1980] comporte 30 feuillets sur les « belles pages » desquelles sont tracées 64 lettres « F » (8 rangées par 8 colonnes) dont certaines, réparties aléatoirement, sont retournées ou inversées. Directement lié aux tableaux des années 60 (série des « U-pictures » ou des « M comme Malévitch » [12]), ce petit livrimage fut conçu par Véra Molnar pour l’anniversaire d’une petite Fanny.

« Lettres de ma mère »

198112

[Couverture de papier blanc, 15 x 7 cm, format étroit, 1 exemplaire, 1981] est un tout petit livrimage de 8 feuillets recouvert sur les « belles pages » d’une imitation par Véra Molnar de l’écriture de sa mère. Il est possible que ce « livrommage » soit la première occurrence du travail de Véra Molnar à partir des lettres de sa mère, investigation qui s’achèvera en 1990.

LES « CONTRECARRES »

« Out of square »

199411

[Couverture de papier cartonné noir, 79 pages d'images sur papier calque, 8 pages de textes, 21,5 x 20,5 cm, édité à 450 exemplaires par le musée Wilhelm-Hack, Ludwigsafen (Allemagne), 1994] élaboré à partir d’un projet de 1974, est mis en forme sur un support offrant des possibilités visuelles nouvelles. En effet, le papier calque détourne le problème éminemment lié à la tradition du livre dont le but a toujours été très logiquement de ne pas surimprimer les textes. Avec « Out of square« , plus de « fausse page » ni de « belle page », l’une étant l’autre, étant celle à venir et sur 5 à 6 pages… Avec la transparence du calque, toute hiérarchie est supprimée au profit d’un continuum offert aux aventures d’une figure géométrique: le carré.

Si la découverte du livre d’artiste ayant recours au papier calque revient à Marcel Broodthaers avec la troisième version de « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Image. » (Anvers, 1969) [13], aucun artiste minimaliste, conceptuel ou abstrait géométrique n’avait songé à en exploiter la richesse et Véra Molnar atteint avec ce livrimage un des sommets du genre.

Un texte de Véra Molnar rédigé l’année suivante (1975) nous renseigne sur ce qui sous-tend sa démarche dans ce livrimage: « Il semble que le carré, cette merveille, soit conforme, à cause de sa simplicité, aux besoins de la perception visuelle, pierre d’achoppement de tout plaisir esthétique. Mais rien, absolument rien, ne prouve que les formes non-normalisées, irrégulières, voire « folles », ne soient pas également satisfaisantes et nécessaires; qu’un certain désordre ne soit pas aussi beau, aussi émouvant, que la régularité et l’ordre. Il y a des milliards de formes et d’assemblages de formes jamais expérimentées à cause d’une dévotion religieuse à l’égard des valeurs canonisées par l’histoire ». [14]

Avec lucidité, Véra Molnar, grande admiratrice du carré, « Karo Dame » devant l’Eternel, ne peut accepter de s’enferrer dans une pratique névrotique et obsessionnelle comme ce fut le cas de Mondrian et d’un bon nombre de constructivistes. Elle ressent le besoin de malmener le carré, d’en affoler la structure, de le soumettre à la question, de démembrer le joujou pour voir ce qui se passe quand on le démonte en mille morceaux. Comme la petite Tachok de Nathalie Sarraute, invoquée ailleurs [15], elle pourrait prononcer ces mots: « (…) l’irréversible… l’impossible… ce qu’on ne fait jamais, ce qu’on ne peut pas faire, personne ne se le permet… ‘Ich werde es zerreissen.’ ‘Je vais le déchirer’… je vous en avertis, je vais franchir le pas, sauter hors de ce monde décent, habité, tiède et doux, je vais m’en arracher, tomber, choir dans l’inhabité, dans le vide… » [16]

A chacun de juger la manière dont Véra Molnar écartèle, dépèce et distend ce carré, qui fut forme parfaite et apollinienne, et qui au fil de 79 pages se contorsionne et se convulse pour, exsangue et en lambeaux, après de furieuses Dionysies, nous montrer ce à quoi ressemble un carré « qui sort de ses gonds », un carré « out of square ».

« Tango »

199619

[Couverture toilée orange, 14,8 x 40,2 cm, format à l'italienne, édité à 200 exemplaires par l'association PACA (Présence de l'Art Contemporain, Angers) en 1996 d'après un travail réalisé en 1974 avec les ordinateurs du Centre de Calcul Universitaire d'Orsay] tout au long de 97 feuillets de papier calque nous fait entrer dans la danse de deux carrés dont les mouvements et contorsions leur font adopter des postures qui ont pour conséquence de les dé-figurer. La réputation de rigidité sempiternellement imputée aux figures quadrangulaires régulières est ici attaquée par le rythme de la danse argentine qui s’en empare.

Véra Molnar décrit elle-même le processus: « D’abord, c’est la position des deux carrés qui change l’une par rapport à l’autre. Ils se décalent à l’horizontale, mais de temps à autre un petit mouvement se fait vers le haut ou le bas. Prégnants sont, tout de même, les glissements à gauche et à droite. On ne quitte le sol que rarement. On saute, mais pour mieux reprendre terre.

Les deux carrés eux-mêmes se transforment, leurs sommets -il y en a huit- se déplacent, chacun à sa manière, à gauche, à droite et, dans une moindre mesure, vers le haut et le bas. Ils quittent leurs vieilles peaux de carrés et muent en quadrilatères. Ensuite, les sommets ne sont plus reliés par des droites mais par des courbes: segments de paraboles, d’hyperboles ou de folles sinusoïdes. Ces transformations déséquilibrantes s’effectuent surtout dans le sens de la largeur: en x, beaucoup moins en y. Les étirements répétés à l’horizontale produisent comme un tango de deux carrés ».

Sans que l’on puisse réduire ce livrimage à une approche musicaliste des formes (nous sommes loin ici du « Zweiklang » de Kandinsky), ce dernier est le témoin de l’intérêt que Véra Molnar a toujours porté à la musique et à la danse. Auditrice attentive des oeuvres musicales dont l’architecture compositionnelle fait appel à des combinatoires systémiques (Bach, Barbaud, Ligeti, Philippot, Reich, etc.), Véra Molnar a pu entendre ses graphismes séquentiels, lus et interprétés comme une partition par Emmanuelle Huret à la galerie NRA (Paris) [17] en novembre 1977 et elle désirerait que certaines de ses oeuvres, tel que l’ »Hommage à Dürer » (dans sa version de Reutlingen, 1990), puissent faire l’objet d’une transposition chorégraphique. [18]

« Tango » participe de cet esprit de dialogue entre les disciplines et vient rejoindre les expériences de chorégraphes contemporains qui, tel Merce Cunningham, ont recours à la modélisation informatique pour explorer l’immense réservoir des possibles que constitue l’ensemble des enchaînements de mouvements des corps.

« Courbes »

197527

[Couverture de papier cartonné glacé blanc, 23 x 23 cm, 1 exemplaire, 1975] renferme six feuillets carrés de 45 cm de côté pliés en quatre. Chaque feuillet comporte environ une centaine de polygones irréguliers, nombre difficilement vérifiable -à l’exception d’un feuillet (le deuxième, dans l’ordre traditionnel de lecture)- puisque les figures se recouvrent, s’enchevêtrent et, par suite, détruisent toute possibilité ségrégative. Le discernement perceptif est mis à rude épreuve et peu d’événements visuels semblent susceptibles de corrélations. Les données aléatoires envahissent le système, provoquant la fluctuance du nombre des sommets (entre 4 et 20 ?) et l’incalculabilité des variations de position des sommets selon l’horizontale ou la verticale. En découlent l’indécidabilité du rapport fond / forme sur une grande partie de chaque feuillet et l’affolement du trajet du regard. Où commencer ? Que regarder ? Comment ? A quel rythme ? Combien de temps ?

Saisir les images de ces feuillets revient à questionner le comportement exploratoire des yeux dont François Molnar avait fait l’un de ses thèmes de recherche principaux, et qui le faisait s’interroger de la façon suivante: « Comment pourrait-on sans connaître les mouvements des yeux répondre à la question d’E. Souriau à savoir: quelles sont les parties à réunir dans un tableau pour que le tout ‘tienne ensemble’, alors que les mouvements sont les ‘mains du constructeur’ de cet ensemble ? »

A la suite d’expériences scientifiques, il avançait trois réflexions cruciales: « 1) Pendant la contemplation d’un tableau les mouvements des yeux ne sont pas aléatoires. 2) Le comportement exploratoire des yeux n’est pas uniquement déterminé par des éléments signifiants du spectacle. 3) Il est possible, en mettant en conflits différents éléments perceptuels du tableau, de déterminer expérimentalement une hiérarchie sommaire des ‘points d’appel’ du stimulus visuel. » [19]

Ce sont ces « points d’appel » que chacun d’entre nous cherche plus ou moins consciemment dans les feuillets de « Courbes« . Les repérer, les nommer et les comparer à la vision d’autrui, telle est la tâche du regardeur de livrimages qui, dépassant le stade de sa délectation visuelle, apprendra des yeux de ses semblables à mieux voir et à mieux savoir ce qu’il voit lui-même.

Au moment de récapituler et de conclure, deux attitudes inhérentes à ce genre d’exercice ont parfois tendance à s’imposer. D’une part, celle consistant à regrouper et étiqueter les différentes périodes créatrices de l’artiste et d’autre part, celle qui soumet ces dernières au filtre des filiations et analogies qu’elles ne peuvent manquer d’avoir eues avec d’autres parcours artistiques.

Se plier à ce jeu nous ferait dire qu’Albers et Stella ont initié la série des « Carrés concentriques« , qu’El Lissitzky et Malévitch sont les référents tutélaires des « Aventures de carrés« , que Rodtchenko et Klee ont jeté les bases des « Lignes » et que la poésie concrète et Michaux sont les ancêtres des « Lettres« . Les « Contrecarrés« , un peu orphelins, seraient plutôt affiliables à Vantongerloo pour leurs apparitions de courbes « programmées ».

Mais bien que Véra Molnar connaisse parfaitement -et apprécie- les oeuvres de ces artistes, évoquer son travail sous l’angle de l’héritage formel serait une erreur. Gageons qu’elle n’a pas eu besoin d’eux pour développer des images à partir de la ligne et du carré et affirmons qu’en aucune manière sa méthode programmatique ne possède véritablement de points communs avec les démarches créatrices de ces peintres.

Si l’emploi de l’ordinateur pour les livrimages correspond aux mêmes investigations méthodologiques que celles pratiquées pour les tableaux, les premiers bénéficient d’un renforcement du processus de sérialisation ou plutôt de variations sur un thème de base. Là où les murs manqueraient pour présenter de longs défilés de tableaux, les feuillets permettent la visualisation d’un plus grand nombre d’images et ce, dans une optique synchronique. Toute liberté est en effet accordée au manipulateur des livrimages de tourner les pages dans l’ordre conventionnel de la lecture ou, à partir du moment où il n’y a pas d’histoire à suivre, d’inverser l’ordre de « lecture », de sauter des pages, d’en relier certaines selon son inclination du moment et de recréer à chaque instant un cheminement différent et propre à l’économie qui est alors la sienne.

Dans le travail de Véra Molnar, ce sont les cheminements, les trajets, les « voyages », les explorations, les égarements, les va-et-vient, les promenades, les marches, les courses, les allers et les retours, tous les types de déplacement, toutes les modalités déambulatoires qui font l’oeuvre. Et l’oeuvre n’est jamais aussi réussie que dans son incomplétude, lorsqu’elle s’inscrit dans le mouvement de la recherche visuelle des images à garder et des images à écarter.

Si l’oeuvre entier de Véra Molnar peut être appréhendé comme un gigantesque « work in progress », comme une expérimentation jamais interrompue de l’infini des possibles visuels, le livrimage s’avère un avatar majeur de ce processus qui remet en question le rapport du regardeur à l’image et libère les potentialités d’un nouveau champ esthétique dans lequel le livrimage nous dé-livre véritablement des images.

© Vincent Baby & Preysing Verlag / veramolnar.com


[1] Nelson Goodman, Manières de faire des mondes (Ways of Worldmaking, 1978), J. Chambon, Nîmes, 1992, p.6 (Traduction : Marie-Dominique Popelard)

[2] Cf. par ex. François Molnar, « Towards science in art » in Data, Directions in Art, Theory and Aesthetics, Faber, Londres, 1968, pp.204-213

[3] Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus (1918), Coll. « Tel », Gallimard, Paris, 1986, pp.29-43 (Traduction : Pierre Klossowski)

[4] Véra Molnar, Inventaire (Le Hôme-sur-Mer, 1994)

[5] Cf. Cat. Expo. Véra Molnar, Caen-Paris, 1979, n°21: « 1% de désordre avec 2 gris » (1974)

[6] Véra Molnar, Texte inédit, 1er mars 1978

[7] Jacques Mayer, Véra Molnar / Love stories, Texte inédit, décembre 1974

[8] Ernst H. Gombrich, Ce que l’image nous dit, Entretiens sur l’art et la science, avec Didier Eribon, Adam Biro, Paris, 1991, p.105

[9] Cf. Joseph Cohen, L’écriture hébraïque, Cosmogone, Lyon, 1997, p.242

[10] Steve Reich, Livret accompagnant le C.D. « Four organs + Phase patterns », enregistrés en 1970, Mantra / WMD 090 / 642090, 1994

[11] Cf. Abraham Moles, Art et ordinateur, Blusson, Paris, 1990

[12] Cf. notre notice « Véra et François Molnar » et les reproductions d’oeuvres, in Cat. Expo. Histoires de blanc & noir, sous le Commissariat Général de Serge Lemoine, Musée de Grenoble / Réunion des musées nationaux, Paris, 1996, pp.126-136

[13] Cf Anne Moeglin-Delcroix, Esthétique du livre d’artiste, J.-M. Place / Bibliothèque nationale de France, Paris, 1997

[14] Véra Molnar, « Le carré violé » (inédit en français), Version allemande: « Das Verletzte Quadrat » à la fin du livrimage « Out of square »

[15] Véra Molnar, « Zerrissenheit / Déchirures », Cholet, Noël 1993, in Cat. Expo. Véra Molnar, März Galerien, Mannheim-Ladenburg, 1994 et 1995

[16] Nathalie Sarraute, Enfance, Coll. « Folio », Gallimard, Paris, 1983, pp.11-12

[17] Cf Franck Popper, Art, action et participation, L’artiste et la créativité aujourd’hui, Klincksieck, Paris, 1985, p.185

[18] Cf Véra Molnar, « Hommage à Dürer, 1948-1992″ (Conférence faite en Sorbonne, Amphithéâtre Bachelard, le 29 janvier 1992) in Images numériques, l’aventure du regard, Ecole régionale des beaux-arts de Rennes, Rennes, 1997, p.57

[19] François Molnar, « Aspect temporel de la perception de l’oeuvre picturale » in Science de l’art, tome III, Paris, 1966, p.146